Nous commençons la publication de l’autobiographie politique de Bernadette McAliskey née Devlin, intitulée The Price of my Soul (« Mon âme n’est pas à vendre ») parue en 1969 et traduite en français la même année.
Préface
Mon âme n’est pas à vendre ne vise pas à être une œuvre d’art, il n’est pas davantage une autobiographie ou un manifeste politique. Les lecteurs qui l’aborderont sous l’un ou l’autre de ces angles concluront sans aucun doute à son échec. Libre à eux. Je ne suis pas foncièrement concernée par le succès qu’il pourrait rencontrer, sur le plan littéraire ou financier.
Si j’ai écrit ce livre, c’est pour essayer d’expliquer comment ce tout qu’est l’Irlande du Nord avec ses problèmes économiques, sociaux et politiques, a sécrété ce phénomène singulier qu’est Bernadette Devlin.
J’ai voulu également retracer l’histoire du mouvement de protestation qui a projeté l’Irlande du Nord au premier plan de l’actualité mondiale en 1968 et 1969. Dans la mesure où il s’agit de mes impressions personnelles, il se peut que ce compte rendu ne soit pas toujours d’une exactitude parfaitement objective. Si, parfois, il m’arrive de mal interpréter l’action du mouvement pour les droits civiques, je m’en excuse par avance auprès de mes amis. Au sein de ce mouvement qui lutte encore pour libérer notre peuple des chaînes de l’esclavage économique, je ne suis qu’un individu parmi les centaines que compte ma génération. Nous sommes tous nés au sein d’un système inique et nous ne voulons pas vieillir dans ce système.
Enfin, avant d’être submergée par les étiquettes dont on m’affuble, Jeanne d’Arc, Cassandre ou autres fantaisies, je tiens à fixer une image fidèle de Bernadette Devlin telle qu’elle est en chair et en os.
Le titre de ce livre et son sens ont une résonance familiale. Ma mère, dont la vie aurait valu d’être racontée bien davantage que la mienne, avait projeté d’écrire son autobiographie et de lui donner ce titre. Parce que, plus que celle de quiconque, son influence fut déterminante sur ma façon d’envisager la vie et ses misères, j’ai retenu le titre du livre qu’elle n’a pas écrit. J’en demande pardon aux seuls membres de ma famille.
Le prix auquel il est fait allusion n’est pas celui pour lequel je serais prête à me vendre, c’est plutôt celui que nous devons tous payer tout au long de notre vie pour conserver notre intégrité.
Pour gagner ce qui vaut la peine d’être possédé, peut-être est-il nécessaire de perdre tout le reste.
Chapitre premier
ocialement, mon père était vraiment ce que Cookstown pouvait produire de plus obscur. Il était le fils du balayeur des rues. Mon grand-père avait servi dans l’Armée britannique pendant la guerre des Boers ; il avait reçu une balle dans le genou et on le récompensa en lui donnant le poste de balayeur des rues. Il obtint également de devenir locataire d’un des Saint- Jane’s Cottages, rangée de maisonnettes qui furent réservées aux anciens combattants à Cookstown, et c’est là que mon père et ses nombreux frères et sœurs grandirent.
Mon père, John James Devlin, naquit en 1910 à Farnamullen dans le comté de Fermanagh, mais quand il eut deux ou trois ans, la famille réintégra le Tyrone qui était son comté d’origine. Située au nord du Tyrone, Cookstown est l’une des villes de colonisation bâties au dix-septième siècle pour les presbytériens écossais que l’on implanta en Irlande afin de maintenir l’ordre parmi les indigènes. La structure de la ville n’a guère changé en trois siècles d’existence. A une extrémité se trouve la Vieille Ville, lieu de l’implantation primitive et qui est restée protestante jusqu’à ce jour. A l’autre extrémité, là où naguère bivouaquaient les rebelles, on trouve la zone catholique. Et la rue qui, au dix-septième siècle, reliait ces deux extrémités, et où les commerçants des deux bords se rencontraient, est encore à ce jour une rue commerçante où se mêlent les deux confessions.
Cookstown est un fief Devlin. A des kilomètres à la ronde, tout le monde s’appelle Devlin ou Quinn et on est tous cousins. Cela n’arrange guère les choses lorsque vous voulez savoir de qui exactement vous parlez et l’une des façons de vous en tirer, c’est d’appeler un homme non seulement par son prénom mais également par celui de son père : ainsi, si vous parlez de John Pat Devlin, il s’agit de John Devlin, fils de Pat. Mais la façon la plus courante de distinguer un Devlin d’un autre Devlin, c’est d’invoquer le clan auquel il appartient ; seulement, de ces clans, il en existe des quantités. Le nom de jeune fille de ma mère était aussi Devlin. Elle venait du clan Ban Devlin, « les Devlin aux cheveux blonds ». Il existait un autre groupe de Devlin, les Dubh, ce qui signifiait « les Devlin aux yeux noirs ».
Depuis quelques générations, le clan de mon père était connu sous le nom des « Devlin-la-bagarre » parce que c’était tout ce qu’ils étaient capables de faire, mais le nom qu’on leur donnait autrefois était les « Devlin Delphy » ou les « Devlin colporteurs » et ceci parce que, pendant des années, ils avaient voyagé en vendant de la porcelaine et de la poterie de Delft et tous objets de ce genre. C’était un mauvais point de plus pour la famille : non seulement ils étaient de simples ouvriers, mais en plus il y avait en eux un élément nomade. Les bonnes gens respectables du clan de ma mère maniaient facilement l’injure de « Devlin romanichel ».
En raison de la pauvreté de sa famille, mon père quitta l’école à onze ans et devint garçon de course, un garçon de course sans gages. Ou tout au moins on le payait en nature : au lieu de recevoir un salaire, il gagnait chaque semaine une partie de l’épicerie nécessaire aux siens. Mais il fut assez malin pour comprendre qu’il n’y avait guère d’avenir dans cette situation, et lorsqu’il eut atteint l’âge de quatorze ans, il entra comme apprenti chez un menuisier et acquit un métier. Par la suite, il travailla épisodiquement en Irlande du Nord, mais il dut aller en Angleterre pour trouver du travail. Au début, il dut le faire parce qu’il n’y avait pas de travail au nord de l’Irlande mais plus tard, alors que j’étais déjà écolière, il fut contraint d’aller en Angleterre parce que sa carte d’assurance avait été estampillée de la mention « politiquement suspect » et que, du coup, personne ne voulait l’employer en Irlande du Nord.
Il ne comprit jamais pourquoi il était politiquement suspect. Il n’avait jamais fait l’objet d’aucune condamnation mais, bien qu’il eût essayé de tirer des éclaircissements de l’administration à tous les niveaux, il ne put jamais savoir qui avait estampillé sa carte et pourquoi. Un beau jour, son employeur la lui montra portant la mention « politiquement suspect » et lui signifia son congé. C’est ainsi que, dorénavant, il travailla en Angleterre et il ne revenait nous voir que lorsqu’il le pouvait.
J’ignore si mon père appartint jamais à un parti politique. Si oui, il eût été républicain. Le parti républicain est l’autre nom du Sin Fein (Nous Seuls) qui fut fondé dans les premières années du siècle en vue de travailler à la libération politique et économique du peuple irlandais. C’est le seul parti politique qui existe à travers toute l’Irlande, à la fois dans les six comtés du Nord « britannique » (où il est illégal) et dans les vingt-six comtés de l’Etat-libre du Sud. Depuis le traité de 1921, qui libéra le Sud de l’emprise britannique mais sépara le Nord du reste du pays, l’objectif du parti républicain est une Irlande réunifiée et socialiste — objectif qui, pour une raison ou pour une autre, met le parti en conflit avec les élites en place tant au Nord qu’au Sud.
Au Nord, une partie de celles-ci, farouchement opposées aux républicains, constituent le parti nationaliste, qui est celui des classes moyennes de confession catholique qui désirent mettre fin à une Irlande du Nord distincte mais ne souhaitent nullement que l’on bricole encore le système établi. Le parti républicain, quant à lui, a toujours été composé de deux ailes : un organe politique et l’Armée républicaine irlandaise (I.R.A.), et c’est tantôt l’un tantôt l’autre de ces éléments qui domine. Il y a dix ans, l’I.R.A. dominait : elle menait une campagne furieuse pour « libérer les six comtés » de la domination anglaise et projetait de travailler au socialisme lorsque la rupture avec la Grande-Bretagne aurait été accomplie. Actuellement, c’est l’élément politique qui mène le jeu et il s’efforce de prêcher une progression, pacifique et légale, vers une réunification qui passerait par le socialisme.
Que mon père ait appartenu ou non au parti républicain ou à son aile armée, l’I.R.A., ce qui est certain, c’est que ses convictions étaient fortement républicaines. Il était homme à connaître beaucoup de gens du parti et il est fort probable qu’il aida certains d’entre eux lorsqu’ils furent en difficulté. C’est probablement pour une raison de cet ordre qu’il fut catalogué comme politiquement suspect. Ses sympathies républicaines lui venaient de sa grand-mère aveugle ; quant à son père, bien qu’il eût servi dans l’armée britannique autrefois, il n’avait aucun patriotisme à l’égard de l’Angleterre.
dédicace du livre, par l’auteure
Il n’avait pas de haine pour les Anglais mais il détestait l’Angleterre et le système politique d’Irlande du Nord, à la fois pour des raisons historiques et économiques. J’ai un souvenir d’enfance précis et qui a nettement une résonance politique. Je vois encore mon père portant un lys à la boutonnière le lundi de Pâques. Nous savions tous ce que cela voulait dire : il commémorait ainsi le soulèvement de Pâques 1916. Officiellement, commémorer ce soulèvement était illégal, mais étant irlandaises les autorités toléraient ce qu’elles avaient commencé par prohiber, et beaucoup de gens arboraient les lys de Pâques.
Pourtant ma mère n’était pas d’accord. Sa position à elle, c’était que 1916 appartenait à un passé révolu, et que les lys de Pâques n’étaient qu’une provocation sans objet à l’égard de nos voisins protestants ; par ce geste du lundi de Pâques, disait-elle, nous étions à mettre dans le même sac que les orangistes qui, le 12 juillet, faisaient fièrement flotter leurs oriflammes pour commémorer des événements historiques bien passés. C’était une femme vraiment chrétienne. Aussi, chaque année, le lundi de Pâques, il y avait une dispute entre eux, mon père arborait le lys et ma mère protestait. Mais après sa mort elle disposait toujours des lys sur sa tombe ce jour-là, ce qui revient à dire que ce fut là le plus sérieux sujet de dispute qu’il y ait jamais eu entre eux.
Le milieu social de ma mère était bien différent de celui de mon père. Ses parents venaient tous deux de familles terriennes solidement établies. Selon la tradition familiale, son père, John Ban Devlin, débarqua un beau jour à Cookstown avec son cheval et son cabriolet dans l’idée d’y chercher femme, il y rencontra les parents de ma grand’mère et c’est ainsi que le mariage fut conclu. Ma grand’mère, Mary Jane McKeever, avait vingt ans de moins que lui, mais cette alliance était très souhaitable pour les terres : ses vaches à lui étaient de bonne race et elle avait un nombre de cochons tout à fait acceptable, et tout à l’avenant. Aussi les maria-t-on, leurs terres furent d’un seul tenant, et ils vinrent à la ville et inaugurèrent le « pub » qui existe encore à ce jour. A cette époque, il comportait également des écuries et une forge, et avec ce commerce et leurs terres, John Ban Devlin et sa femme étaient fort à l’aise.
John Ban Devlin ne resta pas longtemps dans notre histoire. C’était un bel homme plein d’allant mais il avait malheureusement le défaut familial de ne pas savoir s’arrêter de boire à temps, en sorte qu’il restait assis tout le jour à boire dans son « pub », le pub Devlin, et qu’il but tant que celui-ci fit faillite. Il mourut quand ma mère eut deux ans, laissant sa femme avec quatre enfants et un établissement dont elle pouvait faire ce qu’elle voulait pourvu qu’elle remboursât les dettes dont il était criblé. Par la suite, ma grand-mère se remaria. Son second mari, Dan Heaney, avait émigré en Amérique et y avait amassé une petite fortune, qui fut employée à renflouer le « pub », qui prit le nom de « Chez Heaney ».
Les mésaventures du «pub » déterminèrent la vie de ma mère à ses débuts. Parce qu’elle passait le plus clair de ses journées à essayer de maintenir l’établissement en équilibre, ma grand-mère n’avait pas le loisir d’être une mère de famille à plein temps, et lorsque ma mère fut en âge de quitter l’école, c’est à elle qu’il revint de tenir la maison. Dans sa jeunesse, ma grand-mère avait la réputation d’être une belle femme, elle avait un port très droit et majestueux, un visage aux proportions harmonieuses et aux traits bien dessinés, des cheveux roux. On l’appréciait et on la respectait à Cookstown, mais à l’égard de sa famille, elle se comportait en femme d’affaires : chacun était moralement tenu de faire son ouvrage ; il n’y avait pas de goûters d’anniversaires pour les enfants, ce n’était là que frivolités. Ce qui importait, c’étaient la respectabilité et le commerce.
Ma mère s’appelait Elizabeth Bernadette Devlin, mais toute sa vie elle fut connue sous le nom de Lizzie Devlin. Elle naquit le 13 juin 1920, elle était la deuxième fille et le quatrième enfant de la famille. En grandissant, elle devint une enfant entêtée, gauche et qui ne se comportait pas comme doivent le faire les gentils enfants bien élevés des gens respectables. Elle s’attirait toujours des remontrances pour ne pas observer les rites de la bourgeoisie de Cookstown qui, à cette époque, donnait le ton.
Son éducation prit fin lorsqu’elle eut quatorze ans, c’est-à- dire aussitôt que la loi le permit, et elle fut obligée de quitter l’école, tout à fait contre son gré. Son frère aîné avait été envoyé à l’école secondaire, car on espérait en faire plus tard un instituteur ou un prêtre. Il décida qu’il ne serait ni l’un ni l’autre, il voulait entrer à l’université. Mais en ce temps-là, l’université était pour un bon catholique un repaire d’iniquité et ma grand- mère refusa de signer le formulaire qui lui aurait permis d’y entrer. Après cela, et bien que ce fût un garçon très intelligent, il passa d’une chose à l’autre et finit par s’engager dans l’Armée britannique qu’il déserta au bout de deux jours. Il prit alors le large et alla à Dublin se mettre à l’abri des autorités militaires, et il y est toujours. La cadette de la famille, la sœur aînée de ma mère, fut envoyée en classe puis à l’Ecole normale et elle devint institutrice, selon le vœu de ma grand- mère. Mais aucun plan de ce genre ne fut tiré pour ma mère.
Ma grand-mère pensait : « Pourquoi payer quelqu’un pour s’occuper des plus petits alors que j’ai sous la main une fille en pleine santé et très capable ? ». A cette époque, ma mère avait des dispositions rebelles qui devaient s’atténuer avec l’âge, et elle refusa de quitter l’école. Elle avait obtenu une bourse qui devait la conduire à l’école secondaire et toutes les institutrices de l’école primaire prirent son parti. C’est-à-dire qu’elles le prirent jusqu’à ce que ma grand-mère entrât en scène, mais là, devant les arguments éloquents de la femme d’affaires, de la bonne catholique fidèle pilier de l’église, le soutien des institutrices atteintes dans leur religion fit brusquement défaut à ma mère. On lui dit qu’elle était une orgueilleuse et une impertinente et on fit valoir que c’était son devoir de retourner à la maison et d’aider sa mère qui assumait une si lourde tâche. Et elle céda.
Pour en faire une jeune fille bourgeoise accomplie, on lui avait, entre autre, fait donner des leçons de piano et de violon. Pendant quelque temps encore après qu’elle eut quitté l’école, les leçons de musique continuèrent mais à un moment donné, ceci aussi lui fut retiré en raison de ses mauvaises dispositions et de son ingratitude. Pourtant ce n’était nullement une mauvaise gamine ingrate, c’était plutôt un être particulièrement sensible et qui avait eu la mauvaise fortune de naître dans un milieu très dur. Cependant elle était un obstacle à l’entente familiale, car elle humiliait constamment les membres de sa famille en faisant à leur propos des remarques déloyales en public.
Lorsqu’elle eut environ seize ans, les voisins l’invitèrent à passer des vacances avec eux à Portrush, sur la côte nord. Et à Portrush, elle tomba amoureuse d’un protestant. Sammy était alors blanchisseur à Coleraine : il était protestant, orangiste et il devait par la suite servir dans l’Armée britannique. Dans l’optique d’une famille catholique respectable, il ne pouvait exister de pire parti. (Après mon propre père, Sammy est l’homme que j’ai le plus respecté et j’aurais été fière d’être l’enfant de ce mariage.) Mais avant que l’idylle n’ait eu le temps de prendre forme, ma mère rentra à Cookstown, et c’est alors que débute l’histoire des voûtes plantaires affaissées auxquelles, finalement, je dois l’existence, et qui commence par une douleur que ma mère ressentit au pied.
A cette époque, ma mère s’entendait mal avec les siens et elle ne voulait à aucun prix solliciter la sympathie ni même les conseils d’aucun d’entre eux en ce qui concernait son pied. Elle n’était pas une Cendrillon, on ne la surchargeait pas de travail, mais elle n’existait que pour servir les autres. Lorsque sa sœur aînée venait en vacances, elle rapportait une valise de linge sale pour que ma mère le lui lave. De fille cadette, mais égale, ma mère était devenue la bonne à tout faire de tout le monde. Aussi se garda-t-elle de parler de son pied douloureux, et, avec le temps, elle se mit à boiter. Cela ne l’aida en aucune façon, la réaction des siens étant qu’elle boitait parce qu’elle y mettait de la mauvaise volonté, et que si vraiment elle souffrait, elle aurait bien su le dire.
Après avoir boîté ainsi pendant deux mois, elle s’aperçut avec consternation qu’elle ne pouvait plus poser le talon sur le sol et elle finit par se souvenir qu’il existait des médecins. Le médecin local fut convoqué, il diagnostiqua un affaissement de la voûte plantaire et il dit qu’il allait lui bander le pied pour le remettre en place et qu’il le maintiendrait bandé jusqu’à ce qu’il revînt à la normale. Les séances de bandage, pendant lesquelles le pied reprenait une mauvaise position, étaient très pénibles et, un après-midi où elle était assise à la cuisine pendant que le docteur s’affairait sur son pied, la douleur devint si insupportable que ma mère déclara qu’elle avait mal. Le docteur rétorqua que ce n’était pas vrai, qu’elle devenait hystérique et que si elle n’y prenait pas garde, elle finirait par devenir folle. Sur quoi ma mère, d’un coup de son pied sain, envoya rouler l’honnête praticien à l’autre bout de la pièce.
C’était un comble : elle se comportait maintenant comme les gosses des ouvriers avec lesquels elle jouait obstinément quand elle était petite fille. Sa mère scandalisée la voua aux gémonies, mais elle ne répliqua pas. Bien qu’elle eût, à ce moment, atteint l’âge de dix-sept ans, elle avait encore une attitude victorienne quand il s’agissait de répondre à sa mère ou d’entrer en discussion avec elle. Elle attendit d’avoir vingt-quatre ans et deux ans de mariage pour lui dire « Non, à toi de m’écouter pour une fois ». Mais ce jour-là, en tous cas, ce fut le docteur qui la sauva : il comprit que la situation devenait intolérable pour elle et qu’il fallait absolument qu’elle parte en vacances. A peine eut- elle entendu ce verdict qu’elle alla en clopinant chez les voisins compatissants et leur suggéra de l’emmener de nouveau à Portrush — pour revoir Sammy.
Cette fois elle y demeura plusieurs mois, toujours boitant, trempant régulièrement son pied dans des bains d’algues, sans aucune amélioration de son état. Finalement Sammy décida que le docteur de Cookstown n’y connaissait rien et qu’il était grand temps d’aller voir un spécialiste. Il l’emmena à Belfast et le spécialiste, un certain Dr Wright, lui dit qu’il fallait l’opérer. Tous ces mois de négligence avaient abouti non seulement à un déplacement de l’os mais à son usure, en sorte que jamais il ne pourrait s’insérer dans la cavité articulaire.
Cependant il était prêt à casser l’os, à essayer de réparer les dégâts et à polir l’os en sorte de le replacer de son mieux dans la cavité articulaire. Au moins serait-elle à nouveau capable de poser le talon par terre, mais il était probable qu’elle boiterait toute sa vie. A la perspective de la salle d’opération, ma mère fut immédiatement debout et hors de l’hôpital, elle aimait cent fois mieux clopiner que de passer par tout cela. Mais Sammy resta ferme : il la ramena de force à l’hôpital, le Dr Wright l’opéra et la renvoya chez elle sur des béquilles.
A son retour à Cookstown, la vie fut pour elle un enfer. Elle se trouvait là, sur des béquilles, peut-être pour la vie, et l’homme qu’elle voulait épouser était protestant. Elle se mit à aller chaque jour à l’église et elle passa un marché avec le Sacré-Cœur : si son infirmité disparaissait, elle se reprendrait en main et renoncerait à son orangiste de Sammy. Celui-ci était un brave garçon. Il ne croyait pas au Sacré-Cœur, ou bien à ses promesses à elle : pour lui Dieu était un bon protestant, il en était sûr. Mais il lui dit que si telle était sa volonté à elle, il était d’accord, on verrait bien qui gagnerait de l’orangiste ou du Sacré-Cœur. Finalement ce fut le Sacré-Cœur. Le Dr Wright avait bien travaillé et la claudication s’atténua. Bientôt ma mère échangea ses béquilles contre une canne, mais elle continua à clopiner jusqu’à l’église à sept heures chaque soir, pour y renifler, y pleurer et s’appesantir sur son triste sort.
A cette époque, mon père avait lui aussi l’habitude de passer une heure à l’église chaque soir, priant pour recevoir force et conseil. Il avait deux choses en tête : il terminait juste son apprentissage chez le menuisier et il priait pour trouver un débouché quelconque car il ne voulait pas devenir comme tant d’autres à l’époque, un travailleur qualifié en chômage. Et puis il se trouvait dans une situation très analogue à celle de ma mère, en ce qu’il avait une bonne amie à Belfast, Peggy Neely. qui n’appartenait pas à notre Sainte Mère. Personne dans sa famille à lui ne se souciait de cela mais, pour lui, c’était un problème. A ce moment-là, c’était un catholique beaucoup plus convaincu que ma mère, et il croyait que si l’on prie les choses tournent bien ou, tout au moins, qu’il vous est donné la force de supporter les situations auxquelles vous ne pouvez rien changer. Dans sa jeunesse, ma mère n’était pas du tout religieuse. Pour elle, à cette époque, la religion était un ensemble de rites accomplis par les gens respectables, et comme ceux-ci ne lui plaisaient guère, elle envoyait tout promener. Il fallut qu’elle ait vraiment besoin d’un miracle pour découvrir les bienfaits de la fréquentation de l’église.
En tous cas, les voilà donc tous deux dans l’église et, selon les mots mêmes de mon père quand il racontait l’histoire, on aurait absolument dit la parabole du Pharisien et du Publicain.
En bonne bourgeoise catholique qu’elle était, ma mère, s’appuyant sur sa canne, traversait toute l’église en clopinant et s’affalait au premier rang, où elle se mettait à pleurer et à sangloter tout haut, sans s’occuper de qui que ce soit. La seule autre personne présente à cette heure-là dans l’église était mon père, agenouillé au dernier rang comme le Publicain, silencieux et ne faisant tort à personne, et ma mère ne remarquait même jamais sa présence. Cette manière de se donner en spectacle finit par porter sur les nerfs de mon père et, un beau soir, il l’attendit et lui dit : « Ecoutez, je sais que je m’occupe de ce qui ne me regarde pas, mais ne croyez-vous pas que si vous parliez à quelqu’un de ce qui vous fait pleurer, vous ne pleureriez pas si fort ? Peut-être alors est-ce que je pourrais prier tranquillement. »
Quand ma mère vit qui l’attendait, si arrogant, sur les marches de l’église comme s’il s’agissait de sa propre maison, et qui lui disait de ne pas continuer à le gêner, elle sentit monter en elle une grande colère. En dépit de ses origines modestes, mon père avait une certaine réputation en ville. C’était un jeune homme doué, et grâce à lui et à un groupe de jeunes gens s’était développé une certaine vie sociale à Cookstown. Ils avaient organisé des cours de danse, des fêtes folkloriques, des concerts et des excursions, en somme des passe-temps tout à fait ordinaires, mais qui n’auraient pas existé sans eux.
Mon père chantait très bien, et il le savait. Pour ma mère, il n’était en tout cas qu’un parvenu. Mais après ces débuts fâcheux, leurs rapports devinrent meilleurs car ils avaient un sujet de conversation en commun. Un beau jour, mon père s’empara de la canne et la fit disparaître, et ma mère s’aperçut qu’elle marchait parfaitement. Il n’y eut pas de miracle, simplement par l’action de facteurs humains et psychologiques, elle cessa de boiter et dorénavant elle marcha tout à fait normalement sauf lorsqu’elle était très nerveuse ou très fatiguée.
Finalement, ils décidèrent de se marier. Sammy et Peggy ne disparurent pas de leur horizon, et bien que l’un et l’autre se fussent également mariés de leur côté, ils firent toujours partie de notre famille. Dans notre enfance nous appelions Sammy « oncle Sammy », et ce n’est qu’à l’âge de douze ans que je me mis à m’étonner d’avoir un oncle protestant et orangiste.
Mon père partit pour l’Angleterre afin de gagner le pécule qui lui permît de se marier. Il mit trois ans à l’amasser. Il quitta l’Irlande du Nord en 1939, à vingt-neuf ans, ma mère en ayant alors dix-neuf, et ils ne se marièrent qu’en 1942. Lui, son frère et un autre jeune garçon avaient trouvé par avance du travail à Coventry, mais le soir où ils arrivèrent, le 25 août 1939, l’I.R.A. se manifesta en ville : placée dans les sacoches d’une bicyclette que l’on avait garée le long d’une rue passante, une bombe à retardement fit explosion et tua plusieurs personnes. Et parce que mon père et ses compagnons étaient irlandais, personne ne voulut les loger. Après avoir erré pendant des heures, on finit par leur donner des lits dans un refuge de l’Armée du Salut, et à dater de ce jour et jusqu’à la fin de sa vie, ma mère fut toujours très généreuse pour cette organisation.
Tandis que mon père gagnait de l’argent et le mettait de côté, d’abord en Angleterre et plus tard, après qu’il eut refusé de s’engager dans l’Armée britannique, dans l’Armée de terre d’Irlande du Nord, ma mère se battait contre sa famille. Lorsqu’ils découvrirent qu’elle avait décidé d’épouser le fils du balayeur, un de ces « Devlin-la-bagarre », un de ces « Devlin romanichels », ce qu’il y avait de plus obscur parmi les obscurs de Cookstown, les siens décidèrent d’empêcher cela à tout prix. Ils tentèrent tout : la cajolerie, la persuasion, les menaces et même la corruption. Les arguments de ma grand-mère ayant été sans effets, on fit venir le curé de la paroisse, le chanoine Hurson.
On supposait qu’il prendrait le parti de l’ordre établi et qu’il renforcerait tous les souhaits de ma grand-mère du poids de l’autorité de l’Eglise, mais comme c’était un homme d’une rare valeur, il tourna ses batteries contre elle. Il prit ma mère d’une main, ma grand-mère de l’autre, et il dit à celle-ci : « Mary Jane, votre mariage fut un mariage arrangé. Vous savez aussi bien que moi que, si vous aviez eu votre mot à dire, vous auriez fait un autre choix. Soyez compréhensive envers votre fille. » Et il y alla d’un petit sermon sur la valeur de la bonté et sur ce qui compte vraiment dans la vie. S’il lui était donné un second gendre et qu’il fût aussi bon que celui que ma mère avait décidé de lui donner, elle aurait bien de la chance. (Des années plus tard, quelques mois seulement avant la mort de mon père, ma grand-mère lui dit : « Le chanoine Hurson se trompait rarement, et il a eu parfaitement raison lorsqu’il a jugé mes gendres. » Elle n’était pas femme à reconnaître qu’elle avait eu tort, mais par cette réflexion elle reconnaissait après dix ans que mon père était tout aussi bon qu’un autre.)
L’Eglise elle-même lui ayant manqué, ma grand-mère décida d’essayer de voir quel effet aurait l’argent sur ma mère ; c’était vraiment la dernière lueur d’espoir. Son premier mari lui avait laissé le « pub » tout criblé de dettes dont elle pouvait faire ce que bon lui semblait si elle le renflouait. Si elle n’y était pas parvenue, elle aurait dû s’en décharger sur le fils aîné qui s’en serait débrouillé comme il aurait pu. Mais ma grand-mère avait renfloué le « pub », aussi pouvait-elle alors le léguer à qui bon lui semblait. Ma mère fut convoquée, le notaire de la famille également, ma grand-mère fit son entrée et déclara solennellement que ce qui restait des terres, la maison, le « pub », tout reviendrait à ma mère à sa mort, si toutefois elle revenait sur sa décision et renonçait au fils du balayeur.
En prenant de l’âge, ma mère était devenue étonnamment douce de caractère, mais à cette époque c était autre chose. D’un grand geste elle fit voler les papiers qui étaient sur la table et déclara qu’ils pouvaient les garder, elle préférait n’avoir rien à elle. Et la famille finit par comprendre qu’il n’y avait plus rien à faire pour empêcher le mariage. Mais on ne voulut y prendre aucune part, et lorsque le jour des noces fut proche, ma mère et tous ses effets furent littéralement jetés à la rue. Elle prit ses valises, les rapporta dans la maison et dit : « Bon, jetez-les encore dehors si vous voulez, mais chaque fois que vous le ferez, je les rapporterai. Je ne quitterai cette maison que le jour de mon mariage et c’est d’ici que je partirai pour l’église. » Naturellement, sa famille ne put avaler une telle honte plus longtemps, ils ne purent passer leur temps à la mettre dehors, car cela attirait l’attention.
La seule chose qui ait réellement peiné ma mère dans toute cette histoire, ce fut que jusqu’au bout ma grand-mère refusa de lui donner sa bénédiction, geste pourtant traditionnel. Presque personne n’assista à la cérémonie de mariage, ma grand-mère ne vint pas, bien sûr, étant donné ce qu’elle pensait de la chose, et parce qu’elle ne vint pas, les parents de mon père ne vinrent pas non plus. Ils exprimaient par leur absence ce qu’ils pensaient à part eux : si notre fils n’est pas assez bon pour la fille de Marie Jane, eh bien considérons que celle-ci ne l’est pas davantage pour notre fils. Il y eut en tout et pour tout six ou sept personnes à la cérémonie.
Aussi mes parents nouveaux mariés laissèrent-ils derrière eux toutes ces zizanies et partirent- ils passer leur lune de miel à Dublin chez le frère de ma mère, Patrick, qui avait scandalisé la famille en s’engageant un beau jour dans l’Armée britannique et en désertant le lendemain.
Lorsqu’ils revinrent à Cookstown, ils ne surent où se poser. Personne ne voulait les loger de peur de déplaire à Mrs Heaney en venant en aide à sa fille rebelle et ingrate. « Nous regrettons, disaient les bonnes gens, mais nous ne pouvons vraiment pas risquer d’offenser Mrs Heaney. » Là encore ce fut le chanoine Hurson qui vint à leur rescousse. Il alla trouver la catholique exemplaire de la ville, la tête de la légion de Marie, une dame qui allait à la messe tous les matins et disait pis que pendre de ses voisins sur le chemin du retour, qui demandait des loyers exorbitants pour des soupentes de rien du tout, et il lui présenta ainsi les choses : « Je sais que vous êtes une bonne chrétienne, débrouillez-vous donc pour loger ces deux jeunes gens.» La catholique exemplaire de la ville était coincée : fallait-il offenser l’Eglise ou bien les marchands de soupe lorsqu’il s’agissait de les départager ? Elle préféra se concilier l’Eglise et, à contrecœur, elle eut une chambre disponible.
Ceci se passait en 1942. En 1943, ma sœur aînée, Mary, naquit. Lorsqu’il sut ma mère enceinte, mon père décida qu’il ne demanderait à personne à Cookstown de prendre soin d’elle lorsque le moment serait venu. Cookstown l’avait laissé tomber non par animosité à son égard, mais par peur de prendre parti dans les querelles de famille de Mrs Heaney, et ce n’était certainement pas lui qui irait se traîner aux pieds des gens pour solliciter leurs faveurs. D’un autre côté, il ne pouvait se payer le luxe d’arrêter de travailler pour prendre soin de ma mère.
A cette époque, il travaillait en Irlande, au champ d’aviation de fortune d’Ardboe, et au cours des mois qui précédèrent la naissance du bébé il passa toutes les heures que Dieu fit à travailler afin de pouvoir mettre ma mère dans une clinique de Belfast. Elle y resta quelque temps avant la naissance et les deux semaines qui suivirent. Et à Cookstown où tous les enfants naissaient à la maison, ceci fut considéré comme une espèce de défi aux traditions : « Pour qui se prenait-il, ce petit menuisier ? » Ainsi Mary naquit-elle dans une clinique de Belfast loin des chamailleries de Cookstown. Ce fut la sage-femme qui fut sa marraine. Les gens que ma mère aurait voulu pour parrain et marraine ne pouvaient être invités à cause de Mrs Heaney et mon père ne tenait nullement à avoir affaire à eux. Il aurait préféré laisser l’enfant sans baptême jusqu’à ce qu’elle pût elle- même choisir ses parrain et marraine, plutôt que de lui imposer des gens de Cookstown.
Deux semaines après la naissance de Mary, mon père alla à Belfast chercher sa femme et son bébé. En arrivant à leur petit logement, ils trouvèrent tout ce qui leur appartenait proprement entassé sur le pas de la porte et, sur une simple petite note épinglée sur la porte, ils lurent : « Les enfants ne sont pas admis. » Leur vertueuse logeuse n’avait pas averti mon père avant son départ pour Belfast, elle ne lui avait pas même dit : ne revenez pas. Elle avait attendu qu’il fût parti pour flanquer leurs affaires dehors et barricader la porte. Et c’est ainsi qu’ils étaient assis sur le pas de la porte, comme la Sainte-Famille sur le chemin d’Egypte : un père, une mère et un petit enfant de deux semaines, et cela au milieu d’une ville peuplée de bons chrétiens. Ils regardaient autour d’eux cette ville chrétienne qui était la leur, et ils se demandaient à quel saint se vouer.
Il n’y avait qu’une seule chose à faire : mon père dut ravaler son orgueil et aller demander de l’aide à la mère de sa femme. Mais il ne parvint qu’à demi à ravaler son orgueil. Il demanda à ma grand-mère de garder chez elle, pour une semaine, sa femme et son enfant mais ajouta que, quant à lui, il préférait dormir dans la rue. Ma mère compliqua les choses en disant qu’elle ne s’installerait nulle part sans lui, et devant cet ultimatum ma grand-mère céda. Ma mère, disait-elle, ne méritait aucun traitement de faveur, et elle savait que le Seigneur la punirait sûrement de sa méchanceté — en fait leur situation actuelle lui paraissait être déjà le début du châtiment escompté. Elle n’avait d’ailleurs aucune antipathie personnelle à l’encontre de mon père mais elle n’avait jamais pu accepter son origine sociale. Toutefois, par pure charité chrétienne, elle se déclarait disposée à les recueillir tous trois.
Ils vécurent donc avec ma grand-mère pendant une année, et ma mère retrouva exactement les fonctions qu’elle occupait avant son mariage : elle servait tout le monde. On tolérait mon père, mais bien qu’il vécût là, on ne lui servit jamais un verre de bière à la cuisine comme on le faisait pour les hommes de la maison ou même les clients de choix. Mon père était un client comme les autres et il payait sa chope de bière au bar. Mais cela lui était bien égal. Pour lui, du moment qu’il payait sa bière, il pouvait bien boire où bon lui semblait, et la bière que servait Mary Jane Heaney était de la bonne Guiness.
En 1945, quelque temps avant la naissance de ma seconde sœur Marie , mes parents recouvrèrent leur indépendance en louant deux pièces situées sur Molesworth Street au-dessus d’un milk-bar. On ne peut vraiment pas dire que ce fût un logement bien enviable. C’était humide, cela s’en allait de partout et il y avait des rats. Pour parvenir aux cabinets communs à tous les locataires il fallait marcher à pas précautionneux sur les planches pourries du palier, et mon père passait toutes ses heures de loisir à rafistoler. Il mit une barrière en haut des escaliers pour nous empêcher de dégringoler dans la rue. Le manteau d’hiver que ma mère perdit dans cette maison était devenu un des thèmes favoris de la légende familiale. Une année, elle le plia dans un placard au printemps et, quand elle voulut le reprendre l’hiver suivant, les rats l’avaient mangé, ne laissant que les boutons. En tous cas c’est ce qu’elle prétendait et nous n’avons jamais su s’il fallait la croire.
Mais avec ou sans rats, mes parents préféraient tous deux être chez eux plutôt que de vivre chez ma grand-mère, dans le confort mais dans une dépendance complète. Du moins les deux pièces de Molesworth Street leur appartenaient-elles, ils payaient un loyer. L’expression favorite de ma mère tout au long de sa vie fut : « Au moins, nous pouvons fermer notre porte. » Du moment qu’ils pouvaient être à l’abri de tous derrière leur porte, peu leur importait où ils vivaient.
C’est alors que je naquis, le 23 avril 1947, jour de la fête de saint Georges, patron de l’Angleterre, ce qui je pense devait être une petite ironie du sort, mais l’anniversaire que ma naissance commémorait, je préfère penser que c’était celui du grand soulèvement de Pâques, du 23 avril 1916. Je réussis à naître dans la maison humide de Molesworth Street et j’eus bientôt une broncho-pneumonie et toutes sortes de complications pulmonaires. A six semaines, j’avais presque décidé que j’avais assez vécu, mais je surmontai cette mauvaise passe et dus passer pas mal de temps entre l’hôpital et la maison au cours de mes premières années. Lorsqu’un autre enfant fut attendu, mon père trouva que décidément les pièces au-dessus du milk-bar étaient beaucoup trop petites pour nous et il y alla de sa manifestation personnelle pour les droits civiques : il alla trouver les autorités locales pour réclamer un logement municipal.
Cela faisait des années que nous étions sur la liste d’attente, et cependant les autorités locales n’étaient toujours pas prêtes à nous aider. Mais il y avait une autre possibilité. Le Bureau pour le logement en Irlande du Nord, établi par le gouvernement à la fin de la guerre pour pallier d’une certaine façon la pénurie chronique de logement dont souffrait le pays, menait à l’époque une action indépendante de celle des pouvoirs locaux. C’est là que mon père s’adressa alors. Pour obtenir ce genre de logement, il fallait remplir certaines conditions : pouvoir prouver que l’on était en mesure de payer régulièrement le loyer, d’être un locataire acceptable, et fournir des références. Là encore, mes parents se heurtèrent aux bons et charitables chrétiens de Cookstown.
Tout le monde savait qu’il n’y avait aucune raison pour ne pas recommander mon père : c’était un homme très travailleur, il payait ses notes et n’avait jamais de dettes. C’était un homme ordinaire, soigneux, de bonne conduite, et tout à fait apte à vivre dans une maison décente pourvue d’une salle de bains. Mais il ne se trouva personne qui voulût signer la recommandation. De nouveau chacun craignait d’offenser Mrs Heaney en venant en aide à des renégats. L’une des raisons pour lesquelles je n’ai pas grandi dans la perspective qu’ont traditionnellement les catholiques, et selon laquelle l’on doit se tenir entre soi, c’est parce qu’à cette époque les seuls à épauler mes parents furent de bons presbytériens puritains et protestants. Ce furent deux conseillers protestants qui signèrent la recommandation dont mon père et ma mère avaient besoin, et, en août 1948, nous avons emménagé à Rathbeg, le domaine du Bureau du logement de Cookstown, où nous habitons toujours.
Une maison entière, pour nous tout seuls — au début ma mère ne sut que faire de tant d’espace. Mais l’installation à Rathbeg résolvait le plus aigu de nos problèmes. Mon père continua à travailler, parfois en Irlande du Nord, la plupart du temps en Angleterre, et les benjamins de la famille naquirent : Elizabeth en 1948, Patricia en 1950 et mon unique frère John en 1953. Nous nous en étions sortis. Là où nous habitions, les maisons avaient de bons planchers, des portes et des fenêtres qui fermaient. Si elle l’avait voulu, ma mère aurait pu regagner, sur le plan social, tout ce que son scandaleux mariage lui avait fait perdre. Mais cela ne la préoccupait nullement. Un tas de gens qui n’étaient jamais venus la voir dans le logement de Molesworth Street venaient maintenant lui dire combien ils se réjouissaient qu’elle eût une maison ; mais ils s’arrangeaient pour venir lorsque mon père était au travail.
Ma mère leur disait : « Je suis très occupée pour le moment, mais revenez donc ce soir pour le thé quand John sera de retour à la maison. » Mais cela n’entrait pas dans leurs plans, ils ne tenaient pas du tout à venir quand John était à la maison. « Ecoutez, disait alors ma mère, je serais désolée que nous ne restions plus en relations, mais si ma maison n’est pas assez bien pour vous quand mon mari y est, vous n’y êtes nullement les bienvenus en son absence. » Evidemment, ce genre d’attitude ne lui attirait guère les sympathies.